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目前位置:資料彙整   /  文化概念與特色  /  [概念] François Jullien 的兩本著作:淡之頌、迂迴與直接
類型:概念
提供者:作者:林一凡 老師(Yves-Heng LIM)

 

François Jullien 的兩本著作:

淡之頌、迂迴與直接

 

François Jullien 以法國人的觀點分享他對中華文化的看法,他提出若以跨文化角度來比較中華文化及西方文化,可明顯看出二者不同之處,二者之間不僅能互相啟發,也能從中引發出對兩種不同文化的省思。

  • 淡之頌
    作為一位西方理論派的觀察家,François Jullien在他的短篇作品中« 淡之頌 »中,提出中華文化裡「淡」這個概念。François Jullien指出中華文化的三個主要思想派系(儒家思想、佛教及道家學派)中,都有這個特別的元素。「淡」的概念也可衍伸解釋中國音樂、文學及畫作的美學。

 

  • « » 的產生
    « 淡 » 的涵義最初與道家思想有關,與« 味 » 相反。如果 « 味 » 能立即使人感到滿足,也會使人馬上感到失落,因為品 « 味 » 的同時,也扼殺了其他味道,其只是一種短暫的刺激。相反的,« 淡 »-平淡無味-卻使人重溯那「取之不竭」的源頭。« 淡 » 讓我們從 « 味 » 的矛盾中解放:顯出味道的同時也扼殺了其他味道。
    François Jullien 認為內心的解脫可使人領會« 淡 »真正的涵義,也就是要擺脫外在的刺激,真心的喜歡一個事物,而不受外界的影響。
    道家和儒家思想對於 « 淡 » 的重要性的看法是一樣的。 儒家將其定義為中心思想-對待任何事物都不帶有主觀想法-此儒家中心思想可以讓我們理解所有世道,因「虛無」、「淡然」本為一切存在建構的根基,應保持中立客觀看待所有事物。« 淡 »為一切之本,也為一切之終歸,此為儒家及道家兩學派之中心思想。
    « 淡 »的定義很難明確規範,其字面上的涵義為平淡、虛無、漠然。若要解釋« 淡 »,便會無可避免的將其現實化,如此一來,就失去了淡漠原有的意義,其只能心領意會,而無法以言語文字解釋。

 

  • «  » 和藝術
    François Jullien強調« 淡 »在道家思想中的重要性,他認為從中國音樂中可以找到« 淡 »的基本概念。如果我們可以在淡然中找到趣味,就會產生« 味 »;就像如果將聲音和諧地融合在一起,就會形成音樂。中國傳統思想(道家學派、儒家思想以及佛教)在音樂中« 淡 »的概念上,也持有相同的見解。
    要呈現« 淡 »的概念,最直接也最多人選擇的方式是中國書畫。例如將« 淡 »形體化:書法是一種複雜且華麗的藝術,然而,在唐朝之前的書法作品並沒有太多華麗技巧,卻能使人更加體會到« 淡 »的境界。就如同在「容膝齋圖」這幅畫中中,並沒有任何為了吸引觀畫者精湛的技巧或鮮豔的色彩,作者僅以水稀釋墨水來呈現濃淡,筆觸也不過於繁複。這種淡雅的畫風,反而別有意境,讓我們跳脫眼睛所觸及的刺激,進而回歸內心思考。
    在文學中則有不同的表現方式。François Jullien認為在漢朝以及帝國主義初期,« 淡 »在評述詩詞中,是帶有負面批評的涵義,代表此首詩膚淺而沒有深度。但從四世紀開始,« 淡 » 在文學領域中的涵義逐漸轉變。« 淡 »漸漸的成為詩人表達內心情感的方式,進而不使詩的內容被« 味 »束縛,顯得過於流氣。這個風氣逐漸在文學領域占領重要的地位。直到宋朝,« 淡 »成為詩詞中的最高評價。儒家思想的發展也在宋朝時達到巔峰,新儒家思想在淡漠和道德正直間創造了連結。此外,新儒家思想也提出另一個觀點:對中國人來說,外在的感知人的內心發酵,並產生情緒。然而,如果這個發酵的過程與世界的和諧產生連結,這個情緒便會是沉穩正直的。因此,這個情緒不會是私人情緒。中國藝術作品經常在沒有華麗裝飾的條件下呈現« 真»,使人能更接近、更了解« 淡 »的真理,而不被華麗的裝飾所束縛。然而,我們仍常問到底什麼是« 淡 »,它是一種抽象的理論,沒有任何的定義,無法套用至任何的方法論。因此,透過詩詞,是我們能夠最靠近« 淡 »的一種方式,迂迴平淡的詩詞,讓我們更能平靜思考,而不華麗的辭藻蒙蔽內心真正的感動。

 

Deux œuvres de François Jullien :

Eloge de la fadeur et Le détour et l’accès.

Le regard que propose François Jullien sur la culture chinoise est particulier en ce sens qu’il prend explicitement une position extérieure. Ce que propose François Jullien est la mise en perspective des cultures chinoise et occidentale qui s’éclairent ainsi l’une l’autre. De ce jeu de miroir, qui met en évidence la différence, peut naitre une interrogation sur chacune des deux cultures.

  • Eloge de la fadeur.
    Ce court ouvrage de François Jullien met en lumière le rôle particulier –et, pour un observateur occidental, contre-intuitif– que joue le concept de « fadeur » (淡) dans la culture chinoise. Autour de la fadeur convergent les trois branches majeures de la pensée chinoise (confucianisme, bouddhisme et taoïsme) et, par l’importance qu’elle prend dans les divers domaines explorés par François Jullien,le concept peut être vu comme un élément distinctif de la culture chinoise. La mise au jour du concept et son explication permettent notamment une explication de l’esthétique de la musique, de la littérature et de la peinture chinoise.

 

  • Emergence de la fadeur.
    L’émergence d’une connotation positive de la fadeur est tout d’abord liée au taoïsme. En premier lieu, la fadeur s’oppose à la saveur. Si la saveur est immédiatement satisfaisante, elle est aussi « décevante » (p. 36) car elle actualise une saveur particulière au détriment de toutes les autres. En opposition à ce caractère inévitablement limité de la saveur, la fadeur –l’absence d’expression de saveur– permet de « remonter à la source ‘inépuisable’ » de l’ensemble des saveurs. La fadeur permet de s’émanciper de l’apparente contradiction des saveurs –une saveur exprimée exclue nécessairement les autres.
    La fadeur permet le dépassement des oppositions de façon plus générale et se trouve liée au tao, au sens où les opposés ne sont jamais en contradiction mais s’engendre l’un l’autre dans un mouvement ininterrompu. La sagesse est alors d’appréhender le « stade initial » (p. 37) des choses, en « amont » de l’expression de l’opposition.
    François Jullien souligne alors que c’est la « capacité de détachement intérieur » (p. 37) permet d’appréhender la fadeur. Le détachement intérieur, qui émancipe des sollicitations extérieures permet de saisir « l’indifférenciation » (p. 38) des choses en éliminant tout biais créé par une préférence –et en laissant donc libre cours aux évènements.
    Il n’existe pas d’opposition entre taoïsme et confucianisme sur la valorisation de la fadeur. Le confucianisme valorise la position centrale –en opposition aux positions partiales– qui permet de saisir toute situation dans son ensemble. Le maintien de la centralité dans l’approche du monde permet d’appréhender la nature essentiellement neutre des choses. La neutralité/centralité confucéenne fait donc écho à la fadeur taoïste.
    Le trait distinctif de la fadeur est qu’il est difficile de la distinguer –puisque par définition elle ne présente pas de saveur. Elle se comprend comme normalité ou banalité. La vertu –qui découle de la position de neutralité/centralité– ne se peut donc se percevoir que difficilement du dehors. La fadeur échappe à une définition ou à une argumentation précise puisqu’un discours sur la fadeur serait individualisant, « actualisant » et laisserait donc échapper son objet. L’approche de la fadeur s’est donc faite par des chemins « détournés », par l’allusion et non par l’analyse.

 

  • Fadeur et art.
    Mettant à nouveau en lumière l’importance de l’héritage taoïste, François Jullien souligne que l’on retrouve dans la conception chinoise de la musique la notion de fadeur. De même que la saveur n’est que l’actualisation étroite d’une capacité de saveur qui le plus parfaitement saisi dans la fadeur, la musique est l’actualisation d’une capacité d’harmonie. Ainsi la musique « actualisée » est limitée parce qu’elle n’est que « cette » musique qui prive de l’ensemble des autres musiques et masque la capacité infinie d’harmonie. L’harmonie doit donc être cherchée en amont de toute actualisation du son.La tradition chinoise (taoïsme, confucianisme, bouddhisme) va converger autour de la fadeur musicale.Le son feutré, atténué et que l’on laisse mourir est conçu comme permettant le passage entre musique actualisée et harmonie.
    Un des lieux privilégiés de l’expression de la fadeur est la peinture et la calligraphie chinoises. La fadeur se traduit dans la forme : si la calligraphie devient objet de virtuosité sous les Tang, la simplicité des œuvres des dynasties antérieures est célébrée pour sa capacité à nous faire approcher la fadeur. De même, le « paysage de la fadeur » (L’atelier Rongxi, 容膝??, 1372) montre un refus d’artifices qui seraient destinés à frapper le spectateur, et est peint avec une gamme réduite de couleurs diluées, et par un trait à la fois régulier et estompé. Cette tradition inclinant vers la fadeur de la peinture chinoise correspond au détachement intérieur du peintre, mais permet aussi de « convertir le regard en conscience […] : au lieu de satisfaire sur le champ nos goûts les plus superficiels, la peinture fade appelle l’intériorité à s’immerger toujours plus en elle » (p. 133).
    Le cheminement semble avoir été moins linéaire en littérature. Sous les Han et au début de l’ère impériale, note François Jullien, l’adjectif « fade », lorsqu’il est utilisé pour qualifier un poème, a une connotation négative. Est alors fade ce qui manque de « charme », de « raffinement ». Ce n’est qu’à partir du IVème siècle que s’amorce le « changement de signe » (p. 84) de la fadeur. Peu à peu la fadeur devient la caractéristique du sentiment réellement éprouvé, mais est également mise en valeur parce qu’elle permet à nouveau de ne pas emprisonner le poème dans une seule saveur.Le glissement se fait cependant de façon graduelle et ce n’est que sous les Song que la fadeur devient « un idéal de création poétique » (p. 93).Cecidérive en premier lieu du fait que le confucianisme –le néoconfucianisme devient une force prédominante sous les Song– établit un lien entre la simplicité/fadeur d’une œuvre et la droiture morale. A ceci s’ajoute l’idée que « pour les Chinois, l’émotion est une ‘réaction’ a une incitation du dehors (gan) qui nous met en branle intérieurement » (p. 94).Or l’émotion ne peut être profonde –et donc morale– que si l’incitation permet d’établir un lien avec l’harmonie du monde. Elle ne peut donc faire appel à un sentiment qui serait personnel, individualisé. Une œuvre chinoise cherchant l’« authenticité (zhen) » (p. 96), volontairement dépouillée d’artifices formels, peut paraitre âpre et difficile d’accès. Mais c’est précisément cette difficulté et l’effort qu’elle implique qui nous permet d’approcher la neutralité de la fadeur, sans être prisonnier de la beauté formelle mais particulière d’un texte. A nouveau se pose la question de l’expression de la fadeur qui, par définition, ne peut être considéré comme un objet de théorie, et « échappe à toute quête méthodique » (p. 87). C’est donc à travers la forme du poème, que l’on va pouvoir se rapprocher le plus de la fadeur, dans l’expression allusive, indicielle qui évite une insistance qui enfermerait à nouveau dans une « saveur » littéraire particulière.

 

  • Le détour et l’accès.
    Le détour et l’accès s’intéresse à la construction du discours et du sens. François Jullien met ici en lumière un trait distinctif de la Chine qui est un « gout » particulier pour la formulation allusive, indicielle, « détournée ». Des poèmes du Livre des odes aux critiques formulées par Mao Zedong à l’encontre de Deng Xiaoping –et à la réhabilitation de ce dernier– le discours chinois semble préférer ne pas aborder le sujet « de front », mais par des voies secondaires, en traçant des parallèles implicites qui prennent graduellement forme.


  • Stratégie.
    Une stratégie du sens est en premier lieu une stratégie et François Jullien propose un examen détaillé des différences d’approche entre Chine et Grèce durant l’antiquité. Le développement de la stratégie grecque s’oriente vers une approche directe : la guerre est vue comme collision frontale entre deux forces. La conception grecque donne naissance à une formation militaire particulière qu’est la phalange, ensemble de soldats lourdement armés, se déplaçant en rangs serrés, dont l’objectif est de « peser » sur l’armée adverse et de détruire ses forces.
    Au contraire, la pensée stratégique chinoise va prendre le parti d’une approche indirecte, « de biais ». Reprenant l’exemple le plus connu de ce mode de pensée, François Jullien cite ainsi l’ouvrage Sun Zi : « Remporter cent victoires en cent bataille […], voilà qui n’est pas le fin du fin ; tandis que soumettre l’armée ennemie sans avoir à engager le combat, tel est le comble de l’excellence » (p. 41). Le stratège chinois ne cherche donc pas en premier lieu l’affrontement et la décision par la collision entre les armées, son objectif est plutôt de chercher la « déstructuration » (p. 42) des forces de l’ennemi. L’essentiel de guerre ne se situe donc pas au moment de la bataille mais « en amont » de celle-ci. L’objectif du stratège est donc de vaincre alors que la situation n’est pas encore actualisée, non pas donc en détruisant les forces de l’adversaire mais en déjouant ses plans.
    Cette distinction dans l’exercice militaire entre une approche grecque –qui privilégie l’opposition frontale– et une approche chinoise –qui privilégie le rapport indirect– trouve une expression beaucoup plus large dans chacune des deux cultures.

 

  • Stratégie du discours.
    L’usage du détour se retrouve dans le discours critique chinois qui va privilégier l’allusion au rapport frontal. C’est notamment dans la transposition de sens depuis le champ littéraire et poétique vers le domaine politique que le détour est visible. Outre la protection qu’il offre contre la colère et les représailles de celui qui est l’objet de la critique, l’usage de la poésie présente un avantage distinctif : « quand les critiques sont exposées directement, on en voit aisément le bout ; mais quanf elles suivent une voie détournée, elles deviennent inépuisables » (ShenDeqian cité p. 71). François Jullien souligne ainsi que les commentateurs chinois du Livre des odes (詩經) ont vu dans ces poèmes la possibilité d’une critique voilée. En premier lieu, les poèmes du Livre des odes sont lus par les commentateurs comme autant de métaphores, utilisant les images d’un registre –par exemple, provenant de vie agricole–  pour adresser une critique dans un autre registre –notamment celui politique. En second lieu, les poèmes du Livre des Odes peuvent être utilisés pour produire une critique : la citation d’un poème dans une situation actuelle permet de transposer dans le temps présent la critique contenue originellement dans le poème. Cette utilisation du détour est considérée comme doublement bénéfique car elle permet d’épargner l’embarras et la honte à celui qui est critiqué, et au lettré de « remplir son devoir de remontrance tout en respectant l’autorité » (p. 82). La critique est bien présente mais elle ne brutalise pas sa cible, elle la laisse saisir le sens du propos tenu.
    L’utilisation du détour suppose cependant une capacité de l’auditeur à saisir le sens qui se « cache » dans l’image utilisée. François Jullien souligne ainsi que les poèmes qui composent le Livre des Odes vont rapidement servir de socle à la communication diplomatique dans la période Printemps et Automne. Les chroniques de l’époque rapportent ainsi les dialogues de princes, généraux et diplomates chantant des passages soigneusement choisi du Livre des Odes pour requérir l’aide d’un allier, convoyer une menace… Dans ces dialogues les citations du Livres des Odes se suffisent à elles-mêmes, les interlocuteurs n’ont pas besoin d’affirmer leurs demandes et objectifs en termes explicites et appuyés et n’ont pas besoin de fournir une longue explication argumentée. Celui qui use du poème ne propose pas non plus sa propre explication, il laisse chacun des personnages saisir le sens des vers empruntés au Livre des Odes. Un point important est que cet art de la citation est compris comme un « acquis culturel » : il peut être appris et acquis par les élites des peuples barbares de la périphérie, et un prince des provinces centrales peut être incapable de saisir le sens des citations dont use son adversaire.
    Cet usage du détour se retrouve dans la manière dont les chroniques chinoises rapportent l’histoire. Pour un observateur extérieur –occidentaux– souligne François Jullien, la Chronique des Printemps et Automnes est souvent apparue comme une énumération factuelle, écrite sans que ses auteurs n’expriment une opinion ou une analyse, et de ce fait décevante par son aridité. Si l’observateur extérieur tend à être déçu, c’est cependant parce que lui échappe le fait que la seule mention des évènements est porteuse de sens. Les commentateurs chinois de la Chronique ont ainsi montré que le choix de l’évènement rapporté et le choix des mots pour identifier les acteurs sont significatifs. Ainsi la mention de la construction de fortifications durant la saison estivale est en elle-même une critique puisque l’été doit être réservé aux travaux des champs (p.118). Le sens est à nouveau suggéré et non imposé par l’auteur. De même, la simple mention de la participation d’un personnage à des fiançailles ou à une chasse prend un sens critique parce que lecteur comprend que ces actions sont contraires aux rites.
    L’usage d’un titre pour identifier un personnage –ou son absence– sont également porteurs de sens. Ainsi, « le plus fréquemment, l’absence du nom propre est comprise comme une marque d’estime ; et sa mention est, en revanche, une marque de désapprobation » (p. 127). Chaque mot utilise par la Chronique pour rapporter un fait possède donc sa propre connotation qui donne un sens particulier à chaque évènement et exprime, derrière une apparente neutralité, un jugement de valeur. L’utilisation du détour a une conséquence particulière qui est que contrairement à un propos où l’on distingue clairement entre la mention des faits et l’expression d’une opinion de la part de l’auteur, il est possible de chercher un sens « caché » dans l’ensemble du texte.
    Si le détour protège celui qui formule la critique, il comporte aussi le risque de voir la parole contestataire continuellement neutralisée par le souci de ne pas compromettre la relation du critique avec le pouvoir. De ce risque découle ce que François Jullien identifie comme « la dissidence impossible » (p. 147). La nécessité de se mettre à l’abri de la colère possible du pouvoir face à la critique est exprimée très tôt par Confucius. La prudence –qui permet au lettré d’« éviter les malheurs » (p. 155)–justifie que l’on ne s’affronte pas aux puissants et que l’on ne formule la critique que de façon détournée.
    La création de l’empire ne modifie nullement cette exigence de prudence. François Jullien souligne que, s’appuyant sur la dichotomie entre « ordre » et « désordre » plutôt que sur l’opposition de différentes formes possibles de gouvernement (monarchie, oligarchie, démocratie), « le principe du gouvernement d’un seul n’a donc, en Chine, jamais été remis en question » (p. 157). La centralité du respect de l’autorité et de la hiérarchie n’a cependant pas empêché l’existence de la critique. Bien au contraire, une part de la fonction et l’une des obligations du lettré est d’adresser des « remontrances » aux dirigeants. Le principe de la remontrance est censé traverser toute la société de façon verticale, toute personne en position de subordination pouvant adresser une remontrance à ceux qui sont au-dessus de lui. La critique doit être cependant strictement bornée : elle est « seulement à usage interne » (p. 161) et les fautes ne sont jamais exposées d’une façon qui pourrait être humiliante. L’objectif de la critique n’est pas de montrer la faute mais de conduire à la rectification de la conduite du dirigeant.La remontrance demeure toutefois fragile parce qu’étant faite de façon détournée, elle dépend de la capacité et/ou de la volonté du pouvoir à la comprendre. Sa valeur et son efficacité proviennent donc en large partie de la collaboration de celui qui est l’objet de la critique.
    Un problème plus important se pose avec l’acceptation des limites imposées a la remontrance : « le lettré a fini par juger normale la mutilation de sa parole ; pis, il y adhère, l’érige en valeur » (p. 169). Parce que toute parole est susceptible d’être interprétée comme critique et que le dirigeant connait les chemins détournés que la critique peu prendre, la marge de manœuvre du lettre se réduit jusqu’à ce que son propos devienne plus ou moins parfaitement anodin. Cette autolimitation de la parole critique qui caractérise le rapport du lettré au puissant, François Jullien tend à la considérer comme un trait durable de la culture politique chinoise qui trouve une traduction jusque dans la période contemporaine, le détour demeurant présent dans les modes d’expression de la contestation politique à l’encontre du Parti Communiste. La figure du lettré, souligne encore François Jullien, s’oppose à celle de l’intellectuel qui est « celui qui sait affirmer sa pensée, face au pouvoir, ou du moins la dégager tant soit peu de son inféodation, et qui a conquis, et fait reconnaitre, une certaine autonomie de sa parole » (p. 173). L’impossibilité culturelle de l’intellectuel découle du fait que les moteurs de répression de la parole ont été différents en Europe et en Chine. François Jullien souligne ainsi que la censure a été en premier lieu religieuse en Europe alors qu’elle a été tout d’abord politique en Chine, la religion n’étant pas conçue comme une vérité dogmatique.

 

  • Image et représentation.
    La différence entre Chine et Europe –et plus précisément entre les principes régissant les cultures qui s’élaborent en Chine et en Grèce à l’époque classique– se retrouve dans la manière d’interpréter le rôle de l’image littéraire et poétique. François Jullien souligne qu’en Grèce, l’image contenue dans les récits mythologiques est allégorique, son sens cache renvoie à « un autre plan –celui du ‘divin’, du ‘spirituel’, des ‘essences’ » (p. 211). L’image est une apparence derrière laquelle nous pouvons trouver la vérité. Il existe deux « plans » différents : par exemple d’une part les actes que nous jugeons courageux et d’autre part l’idée (générale) de courage. Socrate mettra ainsi en forme cette différence et ce lien entre le plan de l’expérience –toujours particulière– et celui des idées –universelles.
    En Chine, les images poétiques contenues dans le Livre des odes vont être lues de manière radicalement différente. Il ne s’agit pas, pour le commentateur chinois de trouver une vérité dont le sens serait caché derrière l’image, mais de comprendre à quel fait historique l’image utilisée renvoie. La compréhension de l’image renvoie donc à un évènement ou à un personnage particulier et non à une idée « générale » ou « abstraite ».De ceci découle une différence importante entre le souci grec pour une « définition » universelle de choses et celui chinois pour la « régulation » de processus évolutifs. En l’absence de définition, le propos n’est pas de produire une argumentation logique reposant sur une base inamovible, mais de trouver l’« indice », le détour adapté à l’interlocuteur pour orienter ce dernier dans la bonne direction.

     
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